Quels avenirs possibles pour l’agriculture urbaine dans le Grand Paris ?

Wilfrid Duval, urbaniste de formation qui se définit aujourd’hui comme vidéaste urbain, réalise de courts documentaires qui abordent diverses problématiques liées aux villes, en particulier dans le cadre de l’aménagement du Grand Paris. Ce projet de « nouvelle métropole » a pour vocation de créer du lien entre Paris et ses banlieues, d’apporter une cohérence entre les territoires franciliens et de devenir un pôle de compétitivité économique.

Le documentaire « Nourrir une métropole » réalisé en 2016 présente en une vingtaine de minutes les enjeux majeurs du développement de l’agriculture urbaine en région parisienne dans les années à venir et les questions politiques, économiques, sociales, alimentaires, voire culturelles que cette tendance entraîne.

Retour aux sources maraîchères de l’Ile-de-France

Autrefois vaste patrimoine maraîcher, l’Ile-de-France consacre aujourd’hui la grande majorité de ses terres agricoles aux monocultures de céréales, de colza et de betteraves. Une production qui permet en partie d’alimenter les Franciliens mais surtout destinée à l’export. Quelques maraîchers trouvent encore leur place sur le territoire notamment grâce à une clientèle « locavore » qui s’approvisionne en vente directe et via les paniers proposés par des Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne). A l’exception de ce microcosme, le profil agricole du territoire ne permet pas au consommateur de la région parisienne de s’alimenter en circuits courts pour ses fruits et légumes frais.

Le maraîchage en Ile-de-France a-t-il encore un avenir ?

Dans le cadre de la construction du Grand Paris, les acteurs de la métropole comptent donc remettre les enjeux alimentaires au cœur des discussions en promouvant l’agriculture urbaine : au lieu d’importer les produits dont les habitants ont besoin, on les produit directement en centres-villes. Ce plan répond a priori au besoin d’autonomisation alimentaire des villes (le film rappelle que si Paris n’était plus en mesure d’importer des denrées alimentaires, les habitants ne pourraient pas se nourrir au-delà de 3 jours) et à la demande croissante des consommateurs de pouvoir s’approvisionner en circuits courts avec un impact environnemental et économique moindre.

Mais l’agriculture urbaine peut-elle et doit-elle réellement répondre à ces enjeux ?

Agricultures urbaines « low tech » et « high tech » : l’heure du choix

Secteur en pleine effervescence, l’agriculture urbaine regroupe de nombreux acteurs aux caractéristiques et aux priorités différentes. Le documentaire montre deux mouvements distincts au sein de la même appellation d’agriculture urbaine.

Il y a d’abord un mouvement citoyen de retour à la terre qui consiste à se réapproprier les espaces urbains délaissés (friches, pieds d’arbres, toitures, etc.) pour y créer des potagers participatifs. Jardins partagés, familiaux, permis de végétaliser : tous relèvent de cette agriculture urbaine que l’on qualifie de « low tech ». Les acteurs de ce pan de l’agriculture urbaine sont bien sûr les citadins mais également les collectivités qui mettent une partie de leur patrimoine foncier à disposition pour la réalisation de ces projets. C’est essentiellement de ce type d’agriculture urbaine dont il est question dans les articles de La Ville Pousse pour ses multiples vertus directes et indirectes : revalorisation des sols, sensibilisation des citoyens aux enjeux environnementaux, bénéfices pédagogiques, solidarité entre voisins, etc.

L’agriculture urbaine « high tech » regroupe de son côté des acteurs économiques : entreprises, start-ups… Il s’agit pour beaucoup de projets dits hors sol (sans contact direct avec la terre), d’aquaponie, d’hydroponie, de tours maraîchères comme on peut en apercevoir dans le film. Les objectifs de cette agriculture urbaine sont d’abord productifs et financiers : il s’agit de cultiver fruits et légumes en grande quantité en ville, à proximité des acheteurs. On est bien dans le cadre de circuits courts, puisque la distance entre le producteur et le consommateur est réduite à son minimum. Mais comme le montre le documentaire lors de l’interview d’Antoine Lagneau, coordinateur de l’Observatoire de l’Agriculture Urbaine de Natureparif, le modèle de l’agriculture urbaine « high tech » pose problème pour plusieurs raisons. En ne respectant pas la saisonnalité des produits et en déconnectant la production agricole des sols, ce mouvement ne participe pas à la sensibilisation des citadins à la nécessité de repenser notre alimentation et de la réadapter aux capacités de production des agriculteurs français. Le message véhiculé par l’agriculture urbaine « high tech » peut se lire ainsi : puisque nous sommes en capacité de produire fruits et légumes toute l’année en ville à l’aide de nouvelles technologies, nous pouvons désormais nous passer des surfaces agricoles rurales. Ce postulat contribue à justifier l’artificialisation des sols en périphérie des villes par le grignotage progressif des parcelles agricoles, qui détruit à la fois les ressources naturelles et les vies professionnelles des agriculteurs.

Un exemple d’agriculture urbaine « high tech » : les fraises cultivées par la start-up Agricool dans un conteneur en plein Paris

Ce que le film « Nourrir une métropole » montre très bien, c’est que ces mouvements d’agriculture urbaine véhiculent des valeurs si différentes qu’il est nécessaire de faire un choix entre ces deux modèles « low tech » et « high tech ». Ce choix relève en grande partie de la décision politique : les élus locaux privilégient un mode de pensée plutôt qu’un autre dans le cadre de leur politique d’aménagement du territoire et lors des appels à projets. Le concours Inventons la métropole, dont les résultats ont été dévoilés il y a quelques semaines, en est un exemple : les collectivités du Grand Paris ont fait un appel à candidatures pour repenser des lieux de leurs territoires (gares, friches, etc.). L’agriculture urbaine faisant partie du cahier des charges des candidats, il est intéressant de se pencher sur les projets privilégiés par les collectivités, certains plutôt orientés « low tech », d’autres résolument « high tech ».

Quels choix pour le citadin ?

Enfin, le documentaire met en lumière un dilemme particulièrement complexe : celui de l’acheteur. Nombreux sont les citadins du Grand Paris qui souhaitent aujourd’hui s’alimenter et consommer au mieux. Alors que choisir ? S’approvisionner en Amap : c’est une excellente option pour encourager les circuits courts, encore faut-il pouvoir trouver une petite place sur les listes d’attente franciliennes. Mais les produits des Amap sont très rarement issus de l’agriculture biologique. Faire ses courses en supermarché Bio alors ? Une bonne solution pour sa santé, mais les produits des grandes enseignes Bio proviennent très souvent de pays lointains, particulièrement si l’on est amateur de produits exotiques (bananes, avocats, chocolat, café…). Il existe trop peu de solutions pour celles et ceux qui souhaitent à la fois réduire leur impact environnemental et préserver leur santé.

Les chiffres du GAB IDF

Pour le Groupement des agriculteurs Bio d’Ile-de-France (GAB IDF), la volonté des agriculteurs est bien là : en 2015 et 2016, on compte 52 nouvelles exploitations en Bio sur le territoire francilien, soit près de 4 000 hectares. Conscients de la demande du côté des consommateurs, les agriculteurs d’Ile-de-France souhaitent être encouragés à l’installation ou la conversion de leurs cultures en Bio. Mais les actes ne suivent pas les discours politiques, à l’image de la récente décision du gouvernement de supprimer le financement d’État de l’aide à la conversion en Bio et l’annonce d’un objectif de développement de l’agriculture biologique inférieur à la dynamique actuelle du marché. Pour réconcilier les enjeux des producteurs et des consommateurs dans le Grand Paris, il devient pourtant indispensable de redonner de la valeur aux sols et aux ressources naturelles dont nous disposons.

Si l’agriculture urbaine est un outil formidable à la portée des citoyens pour se réapproprier des espaces vacants en villes et s’éveiller aux enjeux alimentaires, environnementaux et sociaux d’aujourd’hui, il faut donc veiller à ce que son pendant commercial ne mette en péril les véritables approvisionneurs du Grand Paris.

Le film de Wilfrid Duval permettra à chacun de se faire son avis sur la question !

L’esprit de résistance des Jardins des Vertus d’Aubervilliers

En contrebas du Fort d’Aubervilliers, au pied de grands ensembles et à l’intersection de trois communes franciliennes (Aubervilliers, Bobigny et Pantin) se trouve une oasis : les jardins familiaux d’Aubervilliers, où des dizaines d’habitants des alentours cultivent leurs fruits et légumes. Depuis 1935, l’association des Jardins des Vertus gère 2600 m² de terre, répartis en 85 parcelles. L’accès aux lieux est réservé aux adhérents et à leurs invités : il ne s’agit pas de jardins partagés ouverts sur la rue tels qu’on les voit aujourd’hui en centre-ville, les Jardins des Vertus appartiennent au genre des « jardins familiaux ». Hérités d’un engouement né il y a 150 ans en pleine industrialisation des sociétés occidentales, ils représentent encore l’esprit de liberté et d’émancipation qu’on leur attribuait alors.

Des jardins ouvriers aux jardins familiaux

C’est à partir de la seconde moitié du 19e siècle que les bienfaits du travail de la terre sont vantés à la fois par les sociétés de bienfaisance chrétiennes, la doctrine terrianiste et l’éthique paternaliste des patrons de l’époque. On s’accorde à penser que les ouvriers citadins de la Révolution industrielle ont besoin d’un espace autre que leurs logements pour leurs loisirs et participer à la subsistance de leurs familles : des parcelles de jardins. Mis à disposition des patrons qui y voient une opportunité d’occuper les ouvriers pendant leur temps libre et les empêcher de consacrer du temps à fomenter des actions collectives qui mettraient à mal la hiérarchie, les parcelles de jardins à destination des ouvriers se développent rapidement.

Plan des parcelles des jardins familiaux

L’expression de « jardins ouvriers » apparaît en 1890 pour désigner ces grands espaces de cultures divisés en parcelles rectilignes. Il s’agit à la fois d’une pratique individuelle de jardinage (chaque jardinier dispose de sa propre parcelle) et d’une gestion collective (ces parcelles sont situées dans un espace partagé, souvent géré par une association). La Ligue du Coin de Terre et du Foyer, qui joue alors le rôle de fédération des jardins ouvriers, recense en 1912 plus de 18 000 jardins. L’entre-deux guerres est une période décisive dans le développement des jardins ouvriers, où l’on dénombre 47 000 jardins en 1920 et jusqu’à 75 000 jardins en 1938. L’arrivée de la seconde guerre mondiale et les difficultés d’approvisionnement des villes en denrées alimentaires accroissent encore l’intérêt des citadins pour ces jardins : on arrive à la fin de la guerre à 250 000 jardins ! Ce nombre décline durant les décennies suivantes avec la construction de nombreux logements en zones périurbaines qui grignotent progressivement les terrains des jardins ouvriers.

Grands ensembles et agriculture : la recette des jardins familiaux

Marquée par le paternalisme patronal de ses origines et le parrainage du Régime de Vichy pendant la guerre, l’expression de « jardins ouvriers » est peu à peu remplacée dans les années 1950 par celle de « jardins familiaux ». Toujours utilisé aujourd’hui, le terme désigne ces grands espaces de cultures généralement en zone urbaine ou péri-urbaine divisés en parcelles individuelles. Chaque famille possède un bout de terrain qu’elle est tenue d’entretenir et pour lequel elle paye une redevance. Ces jardins sont donc très différents des jardins partagés en cœur de villes, à la fois par leur gestion et par la surface des cultures. Fiers de ce patrimoine vert, les quelques 800 associations de jardins familiaux existant aujourd’hui doivent défendre leurs vertus environnementales, sociales et pédagogiques pour survivre aux projets d’aménagement du territoire.

Les Jardins des Vertus

Un jardinier dans sa parcelle

Aux Jardins des Vertus d’Aubervilliers, les parcelles attribuées aux jardiniers sont grandes : entre 200 et 300 m² pour la plupart. Chaque parcelle dispose d’une cabane, souvent construite de bric et de broc et évoluant selon les envies des propriétaires successifs. Les parcelles sont délimitées par des clôtures avec portillons donnant sur l’allée commune. A la fois par les types de cultures qui y sont pratiqués et par l’aménagement des espaces, on remarque rapidement que toutes les parcelles sont différentes : certaines ressemblent à de véritables exploitations agricoles, bien organisées en lignes et minutieusement désherbées, alors que d’autres sont plus sauvages et allient la culture de comestibles avec des fleurs et des espaces en friches. Les adhérents sont tenus d’entretenir leurs parcelles, de risque de se les voir réattribuer par le bureau de l’association à de nouveaux adhérents plus motivés.

L’ambiance est paisible et familiale au Jardin des Vertus. Chacun s’occupe de son terrain, souvent avec des membres de la famille qui viennent aider ou se détendre. Les relations entre les jardiniers se résument la plupart du temps à des saluts cordiaux mais il arrive que des événements soient organisés sur la parcelle de l’association, c’est-à-dire un espace réservé aux petites fêtes et barbecues.

Selon la thèse menée au début des années 2000 par Françoise Dedieu, la plupart des adhérents vivent en appartement aux alentours. Les plus de 60 ans sont largement majoritaires, souvent retraités de métiers d’ouvriers ou d’employés. Autre caractéristique marquante des jardiniers : ils ont des origines culturelles très diversifiées. Marocains, Sénégalais, Chinois, Portugais, Espagnols, Italiens… Cette mixité transparaît dans ce que les jardiniers cultivent, chacun amenant de son pays d’origine des fruits et légumes typiques.

Un patrimoine menacé ?

Ces jardins ont bien de nombreuses vertus : ils permettent aux personnes isolées de sortir de chez elles et de rester actives, ils favorisent l’échange entre des voisins qui ne s’adresseraient peut-être pas la parole autrement et ils apportent une qualité paysagère et environnementale indéniable à ce contexte urbain. Pourtant, les jardiniers d’Aubervilliers sont régulièrement menacés par de nouveaux projets d’aménagement. Dernière inquiétude en date : le réaménagement du Fort d’Aubervilliers dans le cadre de la construction du Grand Paris.

Les Jardins des Vertus se situent entre deux chantiers majeurs du Grand Paris : d’un côté le prolongement de la gare du Fort d’Aubervilliers qui accueillera la ligne de métro Grand Paris Express à l’horizon 2025, de l’autre le réaménagement complet du Fort d’Aubervilliers notamment par la construction d’un écoquartier. Le chantier permettant d’accueillir la nouvelle station de métro a déjà démarré, et il implique d’ores et déjà de supprimer une partie des parcelles des Jardins des Vertus situées sur l’une des bordures extérieures. L’écoquartier, lui, a été conçu dans le cadre d’une concertation publique qui prévoit la préservation des jardins familiaux. Seulement, il est maintenant question de « désenclaver » l’écoquartier du Fort d’Aubervilliers en le reliant à la gare de métro de la future ligne 15 : comment passer outre les jardins familiaux qui sont précisément à cet emplacement ?

Les jardins familiaux sont pris en tenaille entre l’aménagement de la ligne 15 (emprise en contour bleu en haut de l’image) et l’écoquartier (emprise en vert et jaune)

Les jardiniers inquiets ont commencé à organiser leur action : il n’est pas question pour eux de laisser disparaître peu à peu leurs parcelles de jardins familiaux, patrimoine historique et social d’Aubervilliers, au profit de nouvelles installations. Reste à savoir si leurs voix continueront d’être entendues par les aménageurs du Grand Paris.